Voici le plus beau texte jamais écrit sur les galgos. Il est signé Rafael Narbona.
J'ai choisi les oeuvres de José Amezcua, espagnol lui aussi, pour l'illustrer :
L’Espagne est le pays
où l’on pend les galgos. L’Espagne est le pays qui ne sait pas apprécier
l’inconcevable tendresse d’un animal qui s’enroule dans l’air en dessinant
d’impossibles pirouettes. L’Espagne est le pays des arbres aux branches
assassines, où une corde infâme moissonne une vie aussi légère que l’écume.
L’Espagne est une terre inféconde qui enterre la poésie dans ses entrailles
mortes.
Les
galgos sont des poètes embusqués dans le vent, ils tournent à droite ou à
gauche en silence, se faufilant comme un ruisselet d’eau échappé d’un canal
d’irrigation. Les galgos sont des poètes qui se détachent sur la lune en
dessinant d’improbables silhouettes. Les galgos chevauchent les mots ou sautent
par-dessus, se jouant des tildes, si arrogantes et inflexibles. La tilde est
une dame ridicule qui se cloue sur les mots, telle une épine. Les galgos
dérangent ses habitudes en la lançant dans le vent qui joue avec elle jusqu’à
l’ennui et alors, dépité, il l’abandonne sur un toit où elle ressemble à une
brindille. Parfois, elle finit dans un nid. Là, elle y reçoit des leçons
d’humilité et accepte sa douloureuse nullité. Les pas d’un galgo ne laissent
pas de traces. Ils sont rapides, ailés presque éthérés. Ils ne sont affectés ni
par la gravitation, ni par la dureté de la pierre. Quand la folie s’empare
d’eux, les galgos accélèrent le mouvement de rotation de la terre. Le regard
peut à peine suivre des yeux leur galop échevelé mais grâce à leurs courses
nous pouvons écouter la musique des sphères terrestres.

Les
galgos se moquent de l’orthographe en étirant ou en repliant leurs oreilles.
Les oreilles d’un galgo peuvent se transformer en X, en Y ou en LL. Et même, en
se forçant un peu, ils peuvent esquisser la N ou le nombre Phi, le nombre d’or
où se cache Dieu, ils s’amusent avec tous ces chiffres avec une facilité
déconcertante qui laisse loin sur place les maîtresses d’école. Les maîtresses
d’école ne comprennent rien à Dieu ni aux galgos. Dieu est un enfant qui
utilise les pointillés pour traverser les rivières. Il les lance l’un après
l’autre et avance à petits sauts. Ceux qui lui restent, il les garde dans sa
poche. Les galgos ne se séparent jamais de Dieu car ils savent qu’il a besoin
d’eux pour ne pas se perdre par les chemins où est posté l’homme avec une faux
dans sa main. On nous a raconté que Dieu est un vieillard à la barbe blanche et
à la peau ridée mais Dieu est un enfant malade qui fait taire sa douleur en
caressant la tête osseuse d’un galgo. Les galgos surveillent le monde pendant
le repos de Dieu. Chaque fois que quelqu’un commet un méfait, ils lancent un
aboiement et Dieu se réveille mais Dieu ne peut rien faire car personne ne
prête attention à un enfant trop petit pour atteindre le trou de la serrure
d’une porte, même en se hissant sur la pointe des pieds.
Les
hommes qui pendent les galgos ont perdu leur âme depuis bien longtemps. En
réalité, leur âme a fui, épouvantée quand elle a découvert leurs mains
ensanglantées. Les hommes qui pendent les galgos cachent leurs yeux derrière
des lunettes noires car ils savent que leurs yeux les trahissent. Il suffit de
les regarder pour se rendre compte qu’il n‘y a rien derrière.Les hommes qui pendent les galgos sont les
mêmes qui ont fusillé Garcia Lorca. Pour eux cela n’était pas important de
déraciner de notre sol un poète qui dormait au milieu de camélias blancs et qui
pleurait comme l’eau. Ils s’en fichaient de l’ensevelir dans une tombe anonyme,
avec les yeux ouverts et une grimace de terreur. Les hommes qui pendent les
galgos parlent à peine ; Ils n’aiment pas les mots. Ils n’aiment pas justifier
leurs actes ni manifester leurs émotions. Ils laissent des traces de douleur et
de peur. Ils se moquent des poètes qui passent leurs nuits éveillés à chercher
un vers pour terminer un sonnet. Ils se moquent des insensés qui rêvent d’un
futur sans bombes ni ruines noires. Ils se moquent des promesses que
l’on nous a faites quand nous étions enfants, ces promesses qui nous assuraient
que l’éternité rend la mort paisible en nous évitant de tomber dans l’oubli.
Chaque fois que meurt un galgo, un enfant devient
orphelin. Les galgos prêtent la lumière de leurs yeux aux enfants malades. Ils
les accompagnent dans leurs nuits de fièvre et leurs cauchemars. Ils les
réveillent tout doucement en leur parlant à l’oreille du jour qui arrive dans
sa fraîcheur et sa lumière naissante. Ils leur parlent du printemps et de la
graine qui va fleurir. Ils leur parlent des matins ardents de l’été quand la
mer s’offre amicalement et que le soleil ressemble à une pierre jaune qui n’en
finit pas de tomber. Ils leur disent que l’hiver s’est caché derrière un
arbuste et y es resté endormi. Les enfants malades sont ceux choisis par le
Jeune Rabi pour montrer au monde la beauté dans sa forme la plus pure. Le jeune
Rabi a fait face au pouvoir des ténèbres avec la seule aide d’un enfant
estropié et d’un galgo famélique, en sachant que la compassion est une fleur
étrange. Une fleur qui ne pousse que sur les versants escarpés et les profondes
solitudes, où les prières grelottent de peur en pensant qu’elles resteront
muettes dans un sous sol vide. 
Certains matins, je me lève tôt et les galgos
sont déjà sur l’esplanade qu’ils appellent place avec sa triste église à la
façade blanchie à la chaux pour cacher la pierre ; il y a aussi un arbre au tronc
noueux qui ressemble à des bosses. Attachés par de longues chaînes, tous sont
jeunes et ignorent ce qui les attend. Ils ignorent que ce jour-là certains
finiront leur vie dans les champs, dépassés par la cruauté humaine. Je pourrais
les avertir mais les hommes qui trament leur mort déambulent avec des fusils et
de longues cordes. Leurs yeux ressemblent à des braises allumées d’une vieille
haine. Les yeux des galgos battent des ailes comme des papillons de couleurs.
Bleu, châtain, violet peut-être même d’une ténue splendeur dorée comme un vieux
clairon.
Certains sont assis, d’autres couchés sommeillant. Certains sont
debout, d’autres écroulés. Certains sont si maigres qu’ils semblent léviter.
Certains semblent faits d’argile, d’autres d’argent, d’autres sont blancs comme
l’aube. L’aube qui déjà arrive et les met en mouvement.
On entend les chaînes, les cris, les éclats de
rire. Ils s’éloignent tous ensemble, unis dans un destin inégal. Je ressens ce
qu’a senti Don Quichotte en contemplant les galions condamnés à pousser un
énorme bateau de guerre avec une rame « Pourquoi traiter en esclaves à des
êtres que Dieu et la nature ont voulu libres ? » Je me suis assis sur un banc
de pierre et je les ai regardés s’éloigner.
Un galgo blanc, à la démarche
résignée, tourna la tête et me regarda humainement avec des yeux fatigués et
une faible lueur d’espoir. Nous savions tous deux que nos vies étaient une
étincelle, un moment de clarté dans des ténèbres infinies mais nous nous
efforcions de penser que nous pourrions nous revoir sous d’autres cieux, nous
promenant dans une plaine sans fin, loin de cette matinée de tuerie qui
faucherait les vies des faibles et des amochés. Nous nous retrouverions dans
une matinée sans pénombre ni oubli, un matin de plénitude et de splendeurs, un
matin parfait sans peurs. Nous nous regarderions de nouveau comme deux vieilles
connaissances qui ont découvert le bonheur l’un dans l’autre. Ses yeux dans mes
yeux, ses rêves dans mes rêves et nos battements de cœur à l’unisson dans le
vent.
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Rafael Narbona |
Merci à l'association Liaison-Lévriers pour avoir publié ce texte sur son blog :
http://www.liaison-levriers.org/
Pour lire le texte de Narbona en espagnol :
http://rafaelnarbona.es/?p=484